
« Zem » de Laurent Gaudé : une dystopie grecque sous le joug des compagnies-États
« Nous sommes en train de changer le monde. Ce que nous faisons ici est inédit. Une époque en chasse une autre et ceux qui ne savent pas s’adapter deviennent des carapaces vides qui puent au soleil […] C’est la seule leçon d’histoire qui vaille d’être retenue. », Zem, p. 198
Avec Zem, Laurent Gaudé ne se contente pas de prolonger l’univers de Chien 51 : il l’élargit et il le radicalise. Plus sombre, plus frontal, plus politique, ce second volet dystopique nous plonge dans une Grèce futuriste livrée aux multinationales, où l’économie a supplanté toute forme de souveraineté. Gaudé ne propose pas une simple fiction d’anticipation : il compose une fable acide sur notre présent, une critique brûlante du capitalisme total. Là où Orwell dénonçait l’idéologie, Gaudé dissèque les logiques du marché. Là où Huxley prophétisait l’oubli par le confort, Gaudé montre l’effacement par la misère. Et là où Damasio réinventait le langage comme outil de lutte, Gaudé érige la mémoire en ultime rempart contre l’effondrement.
Une dystopie née d’un effondrement bien réel
La Grèce de Zem n’est pas une invention fortuite. Elle est le prolongement fictionnel d’une réalité sociale et historique : la crise économique de 2008, l’élection de Tsipras en 2015, les négociations avortées avec l’Union européenne, et la privatisation massive des infrastructures. Gaudé ne cite pas directement ces événements, mais les fait résonner dans son récit.
« Une seule zone pour une seule ville ! […] GoldTex va franchir le cap. Qu’ils vont écraser MolochFirst, SafeGlobe et toutes les sociétés Monde. » Zem, p. 16
Cet extrait illustre l’essence de la dystopie imaginée par Laurent Gaudé : un monde où les empires et les États ont cédé leur souveraineté aux multinationales, désormais érigées en véritables « compagnies-États ». Ces entités privées se livrent une guerre territoriale qui rappelle les luttes féodales d’antan, mais leur moteur n’est ni politique ni idéologique, il est exclusivement économique. Les noms des firmes (GoldTex, MolochFirst, SafeGlobe) résonnent comme des slogans de domination, révélant leur violence latente et leur convoitise sans bornes.
Dans cette arène mondialisée, dénuée de règles et de contre-pouvoirs, les entreprises écrasent leurs concurrentes et exploitent les ressources de la planète selon une logique de profit absolu. Gaudé dépeint une fuite en avant vertigineuse, où les nations s’effacent, reléguées au rang de vestiges, tandis que l’avenir se dessine sous le joug d’acteurs privés dont la puissance dépasse celle des États. Le tableau qui en ressort est celui d’un monde privatisé, désincarné, où l’humain n’est plus qu’une variable d’ajustement dans l’équation du capital.
Cette dystopie fait écho aux révélations de Yanis Varoufakis dans Conversations entre adultes, où il raconte comment la Grèce a été contrainte de céder quatorze aéroports régionaux à Fraport AG, une entreprise allemande. Dans Zem, cette dépossession devient totale : les « compagnies-États » comme GoldTex dirigent tout, jusqu’à la vie intime des citoyens.
Zem Sparak : du militant dissident au « chien »
Zem est un personnage tragique. Ancien combattant, il a été manipulé, trahi, et contraint de livrer ses compagnons. Il incarne la figure du résistant brisé, du héros ambigu, pris entre deux monstres : Kanaka et Barsok, deux dirigents en guerre pour le contrôle de Magnapole.
« Le jour de lève. Zem est debout dans son studio […] Il essaie de se remémorer la façon dont était meublé et décoré son studio d’Athènes, quand il était jeune. Mais il ne se souvient plus. La vérité, il n’y a rien ici qui lui tienne à cœur, rien qu’il serait triste de perdre. » Zem, p. 101
La dimension intime et psychologique occupe une place essentielle dans la dystopie de Gaudé. À force de recourir à certaines drogues hallucinogènes dont l’okios, qui permet de revivre ses souvenirs, Zem brouille la frontière entre réalité et illusion : une fois les effets dissipés, il ne sait plus distinguer ce qui relève du vécu, du rêve, ou d’un désir impossible de retour en arrière. L’oubli de son ancien studio d’Athènes symbolise cet effacement progressif de son identité et de son passé. Rien, dans son présent, ne lui appartient vraiment ni ne lui importe : il vit dans un monde de simulacres, où les attachements et les repères se dissolvent. Cette perte de mémoire et de sens le maintient dans une forme de servitude, car il n’a plus d’ancrage affectif pour résister. Mais elle contient aussi, en creux, une tentation de rébellion : celle de chercher un ailleurs, une vérité ou une liberté hors de l’oubli et de l’artifice. Ainsi, Gaudé montre comment la dépendance à l’illusion enferme les personnages dans une existence dépossédée, où la révolte et la soumission deviennent presque indiscernables.
Comme Winston Smith dans 1984, Zem est surveillé, isolé, et confronté à une vérité qu’il ne peut fuir. Mais là où Orwell dépeint un totalitarisme idéologique, Gaudé montre un totalitarisme économique, plus insidieux, plus contemporain. Zem n’est pas un dissident politique : il est un « cilarié », un citoyen-salarié, un rouage dans une machine qui ne tolère ni erreur ni mémoire.
Surveillance, IA et contrôle algorithmique
Le roman s’articule autour d’un dispositif de surveillance absolue. Au cœur de ce système, les NightForce, bras armé et police politique de GoldTex, pourchassent et neutralisent sans état d’âme toute forme de dissidence. Leur mission : garantir l’ordre établi par la firme, en éradiquant toute menace, réelle ou supposée. En parallèle, Motus, intelligence artificielle omnisciente, incarne la conscience numérique du régime. Capable de tout voir, tout entendre, tout anticiper, elle demeure paradoxalement sous contrôle, domestiquée par les intérêts de ses maîtres. Ensemble, NightForce et Motus forment les piliers d’un monde où la liberté n’est plus qu’un souvenir, et où la technologie sert une domination sans faille. Ce monde n’a plus besoin de bourreaux : les algorithmes suffisent.
Zones, misère et narcose : anatomie d’un monde empoisonné
La société décrite est compartimentée en trois zones hiérarchisées, reflet d’un ordre social rigide et inégalitaire. La zone 3, où survit Zem, s’apparente à un ghetto abandonné aux ténèbres : pauvreté endémique, violence quotidienne et trafic de stupéfiants y règnent en maîtres. Dans cet univers sans avenir, la drogue devient l’unique échappatoire, un anesthésiant collectif face à la détresse. Les journées d’orgie publique, connues sous le nom de LOveDay, prennent des allures de célébration nationale, comme si l’excès et l’oubli étaient devenus les derniers rites communs d’une société en décomposition.
Les corps sont fatigués, les esprits anesthésiés. Gaudé décrit une société fracturée, où les pauvres sont parqués, surveillés, et oubliés.
Zem : un roman comme boussole
Zem n’est pas une simple fiction sombre : c’est une dystopie lucide, enracinée dans les fractures de notre époque. En imaginant un monde livré aux « compagnies-États », Laurent Gaudé ne fait pas que projeter l’avenir, il prolonge les crises bien réelles de notre présent, qu’elles soient économiques, sociales ou démocratiques, jusqu’à leur point de basculement. La fiction de Gaudé s’inscrit dans la grande tradition des fictions politiques européennes, à la croisée d’Orwell, de Damasio et d’Atwood, mais il s’en distingue par une tonalité singulière : celle d’un regard méditerranéen, grec, nourri par l’histoire des peuples et des luttes, qui rappelle que la dystopie n’est pas l’apanage du monde anglo-saxon, mais aussi une méditation sur les mémoires blessées du continent.
Zem agit ainsi, comme une boussole inversée : il ne propose pas un futur à espérer, mais signale les dérives déjà à l’œuvre. Dans un monde saturé de discours économiques, Zem fait de la fiction un acte de résistance. Gaudé y érige la mémoire en ultime contre-pouvoir face à l’oubli organisé du capitalisme total. L’univers de Gaudé franchit désormais les frontières du roman et s’incarne sur grand écran, puisque « Chien 51 », adapté par Cédric Jimenez avec Gilles Lellouche et Adèle Exarchopoulos, sort en salles ce mercredi 15 octobre, projetant cette dystopie avec une puissance visuelle saisissante.
Laurent Gaudé, Zem, Arles, Actes Sud, 2025, 288 pages ; 22 €
