
« La nuit au cœur » de Nathacha Appanah : la mort du silence
La nuit au cœur traverse les ténèbres de la violence conjugale au rythme d’une fuite désespérée. Nathacha Appanah y explore un sujet qu’on préférerait ignorer : les femmes meurtries par ceux qu’elles aimaient. Faute de pouvoir enrayer ce fléau par des procès et des condamnations, il reste la littérature pour survivre à l’indicible.
Le roman débute par une scène mémorable : trois hommes inconnus enfermés dans une pièce imaginaire. Ce dispositif littéraire révèle la stratégie de l’auteure : reprendre le pouvoir en maîtrisant le récit, en inversant les rôles, en forçant ses agresseurs à l’écoute. Derrière leurs apparences rassurantes — maçon, chauffeur, poète — se cachent des hommes qui ont battu, harcelé, asservi les femmes qu’ils prétendaient aimer. Aucun statut social n’immunise contre la monstruosité.
Pour leur échapper, trois femmes courent. L’une autour d’une table, l’autre sur un chemin de montagne, la troisième dans les rues. Ces courses frénétiques pour la survie constituent l’armature émotionnelle du récit. Seule une d’elles survivra : l’auteure elle-même. Les deux autres rejoignent les statistiques de la violence systémique.
C’est cette survie qui, dans ce roman, autorise la parole. En effet, Nathacha Appanah témoigne pour la première fois, tuant ainsi un silence de plusieurs décennies. Oui, à coups de mots crus, parfois nus mais tranchants, elle met à mort les points sourds d’une expérience traumatique singulière. Son témoignage fragmenté et peut-être volontairement incomplet, reflète la nature même du trauma qu’elle tente de symboliser. Elle parle au nom de celles qui restent muettes, prisonnières de la terreur quotidienne qui, au lieu d’alerter par sa récurrence tend au contraire à se banaliser.
Le résultat est une forme littéraire hybride, entre essai, reportage et récit intime. L’écriture épouse les émotions : phrases courtes, rythme saccadé, architecture elliptique. Le ton est cru, la langue poncée, la posture juste. Cette prouesse formelle transforme l’histoire suffocante de ces trois femmes en quelque chose de plus large : un monument à la douleur des victimes et une arme contre l’oubli. « Ce projet fou de retourner la peau d’une partie de ma vie en racontant son angle mort et sa violence, d’aller à la recherche d’Emma et y parvenir à peine parce que c’est trop tard, de retenir Chahinez dans la lumière du jour à tout prix. De raconter leur mort à toutes les deux même si aucun vivant ne peut réellement parler de ça, de cette chose inéluctable que chacun d’entre nous traverse, absolument seul. De lier ces deux femmes à ma vie, à croire qu’elles m’attendaient, tels des fantômes patients, de tricoter entre nous une sororité, de les tenir comme ça, à bout de bras, dans une sorte d’obscurité, de silence et d’impuissance de l’écriture », voilà ce que Natacha Appanah confie à propos de son duel contre le silence des évènements traumatogènes qu’elle a vécus et qu’elle s’emploie talentueusement à faire parler.
La nuit au cœur est certes un récit moralement difficile, voire éprouvant. Mais c’est précisément là son urgence et son importance. Ce livre ouvre des fenêtres vers l’entraide et la sororité. Il nomme, dissèque, se révolte. Il tue l’invisible. Par la grâce de la littérature, Nathacha Appanah reprend le pouvoir et impose au monde le récit que la société, par omission ou par calcul, veut ignorer. Pari réussi.