
« Honneur à crédit » de Myassa Messaoudi : le roman de la réparation
Publié aux Éditions Frantz Fanon en 2025, Honneur à crédit de Myassa Messaoudi s’impose comme un roman de mémoire et de combat. Inspiré d’un fait réel – le massacre des douze enseignantes de Sidi-Bel-Abbès en 1997 –, le livre redonne voix à celles que l’histoire a voulu réduire au silence. À travers Lamia, son héroïne, Messaoudi explore trois réalités qui s’entrelacent : la terreur de la décennie noire, la condition féminine dans une société islamo-patriarcale, et l’exil comme tentative de renaissance.
Dès les premières pages, l’auteure plonge le lecteur dans l’atmosphère oppressante des années 1990. La peur n’est pas décrite comme un sentiment ponctuel, mais comme une habitude quotidienne, un réflexe collectif. « Dans le véhicule, tout le monde priait intérieurement pour ne pas croiser les fous de Dieu. Les faux barrages, et leur lot de crimes barbares, ancraient des angoisses pavloviennes dans les esprits. » Par cette scène, Messaoudi traduit la banalisation de la terreur : survivre devient un geste héroïque. Chacun apprend à dissimuler sa panique, à parler pour masquer la peur, à feindre la normalité dans un monde détraqué. La route devient symbole de la fragilité humaine, chaque trajet pouvant se transformer en dernier voyage.
Mais derrière ce réalisme, l’auteure interroge un mal plus profond : l’effet durable de cette violence sur les consciences. Les « pavloviennes» ne s’effacent pas avec la fin du conflit. Elles s’incrustent dans la mémoire collective, dans les corps, dans la manière de penser la liberté.
À travers Lamia, Messaoudi explore la place des femmes dans une Algérie où l’islamisme a su s’appuyer sur le patriarcat pour étendre son emprise. Les femmes ne sont pas seulement victimes de la guerre ; elles deviennent le champ de bataille idéologique. « Il fallait rendre complices les hommes, la moitié du pays, de leurs idées ignobles envers les femmes. Pour que l’emprise soit totale et définitive. »
Cette phrase résume la stratégie d’un système qui ne se contente pas d’imposer la soumission par la force : il l’installe dans les mentalités. Les hommes sont rendus complices d’une domination qui les dépasse, les transformant en relais d’une idéologie obscure dévoyée.
L’auteure déconstruit ainsi la notion d’honneur, pervertie au fil du temps pour justifier la violence. Cette idée traverse tout le roman : l’honneur n’est plus synonyme de dignité, mais de contrôle social. La voix de Lamia exprime cette lucidité amère : « Voile ou pas voile, je ne suis pas sûre que ça fasse une différence. […] Ces gens ont égorgé des vieillards, des bébés, des femmes qui ne sortaient jamais de chez elles. » En une phrase, Messaoudi balaie le faux débat sur les apparences. La haine idéologique n’a pas besoin de prétexte : elle tue pour dominer, pour terroriser. Ce passage, d’une grande force, dévoile la vacuité morale des discours qui prétendent défendre Dieu en massacrant les innocents.
Fuyant la terreur, Lamia quitte l’Algérie. Elle croit partir vers la liberté, mais découvre rapidement que l’exil ne délivre pas de tout. « La joie que pouvait procurer la vie entre femmes quand elles étaient libres et loin de chez elles. Avant l’irruption de la terreur islamiste. » Cette phrase évoque la nostalgie d’une liberté perdue, mais aussi la possibilité de la retrouver, ailleurs. En France, Lamia réapprend à vivre. Elle découvre un environnement où les femmes semblent plus indépendantes, mais où subsistent d’autres formes d’inquiétude.
L’un des passages les plus subtils du roman montre cette continuité de la peur : « Une peur, quasiment ancestrale, qui lui lestait l’esprit. […] Ne plus être respectée pouvait désinhiber les prédateurs. » Cette scène ne se déroule pas en Algérie, mais à Paris, lorsqu’un homme lui propose de poursuivre la soirée dans un pub. Ce moment anodin devient révélateur : même dans un espace supposé sûr, Lamia reste prisonnière d’une vigilance forgée par des années de domination. La peur du regard masculin, la crainte d’être mal perçue ou vulnérable, persistent comme des réflexes d’autodéfense.
L’exil n’est donc pas une libération immédiate, mais un processus de reconstruction. Lamia doit désapprendre la peur, remettre en cause les valeurs patriarcales et redéfinir sa relation à la liberté. C’est un apprentissage lent, douloureux, mais nécessaire. Messaoudi ne fait pas de l’exil un idéal : elle en montre la solitude, les malentendus culturels, la difficulté d’appartenir à deux mondes à la fois. Lamia apprend que la liberté ne s’offre pas, qu’elle se conquiert chaque jour, et qu’elle commence toujours à l’intérieur de soi.
Honneur à crédit est une œuvre de mémoire, mais aussi de transmission. Myassa Messaoudi ne cherche pas à raconter la peur pour elle-même, mais pour en comprendre les racines et en dévoiler les cicatrices. Par une écriture à la fois sobre et percutante, elle met en lumière la violence faite aux femmes, la corruption du mot « honneur » et la difficulté de renaître après l’exil.
Ce roman n’est pas seulement le récit d’une femme qui fuit la guerre : c’est celui d’une conscience qui se relève. À travers Lamia, Messaoudi montre que la liberté véritable ne consiste pas seulement à quitter un pays, mais à se délivrer des chaînes intérieures qu’il a laissées. Honneur à crédit est une œuvre nécessaire, un cri contenu, une prière lucide. En redéfinissant l’honneur et la liberté, Myassa Messaoudi redonne aux femmes d’Algérie et d’ailleurs ce que la peur leur avait confisqué : la parole et la dignité.
Myassa Messaoudi, Honneur à crédit, Boumerdès, éditions Frantz Fanon, 2025, 222 pages ; 1200 DA ; 18 €.
