
« D’un pays sans amour » : Gilles Rozier fait renaître le Yiddishland
Peut-on oublier La promesse d’Oslo, de Gilles Rozier, paru en 2005 ? C’est l’histoire d’une israélienne contemporaine, dont la pratique du judaïsme est une liberté, un désir, non une réclusion solitaire. Gilles Rozier est éditeur, écrivain, traducteur du yiddish et de l’hébreu. Le yiddish est l’une des plus anciennes langues européennes, la principale langue vernaculaire des Juifs d’Europe au cours du dernier millénaire. Son âge d’or se situe entre les deux guerres. Qui mieux que Gilles Rozier peut faire revivre un monde disparu non de manière ésotérique, mais vivante et charnelle ?
Varsovie, 1920. Un « palais de mémoire », où se déploie la vie juive polonaise et russe du début du XXème siècle.
D’un pays sans amour est un roman-chorale où se font entendre différentes mélodies. D’abord celle de Pierre, le narrateur, plongé dans une nostalgie toute proustienne. Le jeune homme interroge par courrier Sulaminta, vieille dame recluse dans son palais romain, témoin du déclin du Yiddishland dans l’entre-deux guerres, dont les frontières s’étendaient de New York à Tel Aviv en passant par Moscou et Varsovie. Qui étaient ces trois poètes Peretz Markish, Uri-Zvi Grinberg, Melek Ravitsch ? L’un émigre en Palestine en 1923, l’autre rejoint les communistes soviétiques en 1926 et le troisième voyage de la Mandchourie à Mexico avant de se fixer à Montréal. Nous suivons le quotidien de l’époque entre les ateliers de confection et les bonnes odeurs de beignets à la cannelle. Nous entendons le bruissement d’un caftan rayé, nous croisons la route de rabbins à grande barbe, nous dégustons du hareng en saumure, des cédrats du marché, nous voyageons en calèche. Si nous étions à Vienne, où se rend d’ailleurs le narrateur, nous y verrions Freud et le petit Hans terrorisé par les chevaux. C’est aussi le temps des premières fermes collectives créées par de jeunes Juifs de Russie partis après la Révolution de 1905.
« Mère, nous arrivons d’un pays sans amour
D’un pays où Dieu est absent
Déluge en tête et crépuscule dans le sang. »
Dans ce poème, Uri-Zvi Grinberg prédit en 1922 que l’Europe ne sera bientôt plus qu’un grand cimetière juif.
Gilles Rozier, D’un pays sans amour, Paris, éditions l’Antilopoche, 460 pages, 12 euros