« Mon roman traite des intériorités ambivalentes de l’être humain » (Lounès Ghezali, romancier)

Qu’est-ce qui pousse un père ordinaire à tuer son fils ? Comment l’Histoire collective façonne-t-elle les drames intimes ? Dans cette interview, le romancier Lounès Ghezali revient sur son dernier roman, Une si longue nuit, dont la trame se situe à la fin du 19ème siècle Algérie. Loin du suspense, le récit suit le cheminement inexorable d’Akli Menghane vers l’abîme, porté par des forces incontournables : le destin, l’Histoire et surtout l’ambivalence fondamentale de l’être humain. Peut-on vraiment échapper à la fatalité ? L’amour parental peut-il survivre aux tempêtes de la vie ? Autant de questions que pose une écriture épurée et poétique, nourrie de la tradition orale berbère, pour révéler comment chacun d’entre nous oscille entre cruauté et bonté, entre révolte et renoncement.

Une si longue nuit explore la trajectoire d’un père qui finit par tuer son fils. Pouvez-vous nous raconter comment ce récit d’Akli Menghane est né ?

Au début il y a bien une histoire vraie. La mémoire collective de notre village raconte effectivement une histoire d’un homme qui a tué son fils. Mais ces bribes de récits ne révèlent rien de cette époque-là, c’est-à-dire la fin du 19ème siècle. Peut-être pour ne pas troubler des consciences ou révéler l’ambivalence de l’être humain, parfois cette mémoire tente même de mêler cette histoire aux choses mystiques. Nous avons en tout cas pour habitude de considérer les violences de l’Histoire (accumulées depuis des siècles) comme des aléas du destin… Le reste est facile à imaginer. Un homme « normal » aux dures conditions de vie, des souvenirs d’une enfance difficile, des ressentiments, quelques repères d’une société féodale et quelques détails de cette époque pour ne pas perturber l’Histoire, la grande. Et puis, une société désarticulée qui ne laisse aucune voix s’élever contre cette trajectoire vers l’abime. Tout ça fait déjà un roman.

Contrairement à vos précédents romans qui abordaient des événements historiques collectifs (un massacre à Mizrana en 1825, dans Le rocher de l’hécatombe, la révolte contre l’administration coloniale dans L’appel de la montagne, Une si longue nuit adopte une posture radicalement subjective centrée sur le drame intime d’Akli Menghane. Pourquoi le choix d’individualiser la tragédie coloniale plutôt que de la collectiviser ?

Les histoires personnelles sont souvent des prétextes à raconter la grande Histoire. Et souvent, c’est dans ces histoires individuelles où justement la vie est sublimée, que nous prenons la mesure de l’atrocité d’une époque ou d’une période de l’Histoire. Dans Une si longue nuit, nous sommes dans une période bien précise. La fin du 19ème siècle et l’implantation des premiers villages coloniaux à proximité des villages qui vivaient à cette époque-là, dans un monde brouillé et, comme toujours, les dérives de cette Histoire engendrent souvent des drames individuels. Dans une tempête, seuls « les bandits » s’unissent pour accroitre leurs biens ou leur fortune quitte à s’allier aux forts du moment. L’écrasante majorité subiront individuellement leur souffrance. Akli Menghane répond ici à sa manière à son destin par un acte guidé par la fatalité qu’il n’a jamais imaginé auparavant. Cela rappelle (toute proportion gardée bien sûr) Anna Karénine avec sa fin tragique.

Votre langue est à la fois simple et poétique, pourtant votre roman est un livre douloureux. Votre façon d’écrire relève-t-elle d’un choix ou au contraire s’impose-t-elle en fonction des sujets que vous abordez ?

Personnellement, je n’ai rien inventé. Tous mes romans s’inspirent largement de la littérature orale. Notre oralité, comme toute littérature, se nourrit des tragédies vécues ou fictives, de héros de légendes ou autres, de tyrans que nos sociétés produisent à différentes époques, mais aussi des intériorités ambivalentes des personnages. La seule chose peut-être qu’elle n’a guère, c’est le dialogue, comme au théâtre par exemple. À ma connaissance, il n’y a pas de dialogue dans notre oralité. Peut-être n’avons-nous pas cette capacité à composer dans une pluralité d’opinion et d’émotion. C’est pour cette raison que le monologue s’impose souvent à moi même si l’histoire est mêlée à la foule et que, parfois, il y a nécessité d’évoluer collectivement.

Le destin apparait dans votre roman comme un véritable personnage. Une force supérieure, transcendante et presque divine. Akli confesse : « J’avais misé un peu trop sur le destin… » Quelle est votre vision du destin dans la condition humaine, et particulièrement dans le contexte colonial en Algérie que vous décrivez ?

Au moment où Akli Menghane prononce cette phrase, il était déjà dans une sorte de renoncement. Il n’a plus cette vision de sa jeunesse de relever le défi. Un peu comme s’il comprenait soudain qu’il ne servait à rien de perturber l’ordre des choses. J’ai en mémoire cette sublime métaphore de Léon Tolstoi, dans Guerre et paix, celle où il décrit la bataille d’Austerlitz. Il disait que l’horloge de l’histoire est mêlée à celle du destin et qu’une fois le pendule est mis en branle, la fatalité suivra inévitablement. Personne ne peut l’arrêter jusqu’à ce que le temps fasse son œuvre. Le temps… ou peut-être Dieu ou les éléments, je ne sais pas. L’histoire personnelle d’Akli Menghane n’aurait pas survécu ou aurait survécu mal s’il n’y avait pas ce coup fatal du destin. Le récit lui-même prend racine du destin et se couvre ensuite de l’Histoire. La vie obéit aux lois des deux éléments différents mais inséparables dans la vie. Rappelons-nous Cosette de Victor Hugo. Personnellement, j’avais lu ce texte à l’âge de 10 ans environ. Le sceau d’eau trop lourd, les épaules frêles de la petite fille, son corps d’enfant doté d’une grande âme, tout cela a soulevé dans nos cœurs des fourmillements de révolte. Mais c’est un coup du destin (Jean Valjean) qui la sauve de sa condition difficile chez les méchants Thénardier.

Le roman s’ouvre et se clôt sur la même terrible sentence. Je suis celui qui a tué son fils… Entre ces deux phrases, vous construisez un cheminement vers l’abime. Pourquoi cette structure circulaire ? Était-il important que le lecteur connaisse dès le début l’issue tragique ?

Dès le début, je n’ai pas voulu de suspense. Ce n’est pas un roman avec des péripéties inavouées ou intrigues. Ce qui m’intéresse, c’est le cheminement du personnage principal, avec son caractère et son tempérament face aux événements qui viennent à lui. La phrase du début, il la porte comme une deuxième identité. On l’identifie à cette phrase comme un miroir dressé devant lui. Nous avons cette manière d’identifier les gens dans notre culture ancienne et, même aujourd’hui, elle subsiste encore quelque peu. Celui qui a tué, celui qui possède telle ou telle chose, celui qui… Et lui, à aucun moment il ne tente de déconstruire ou justifier cette appellation cruelle de celui qui a tué son fils. Il raconte lui-même cette histoire presque dans le seul but de donner la vérité à la postérité. Il raconte toujours avec ce mouvement pendulaire du destin avec tout ce qu’il charrie comme « improbable ». À la fin, il va revenir à sa sentence première parce qu’il n’y a pas d’issue. Tout est rond dans sa vie, comme la folie dirait le poète.

Après La dernière escale où vous vous êtes métamorphosé en femme pour raconter les derniers moments d’une narratrice suite à un AVC, vous redevenez, dans Une si longue nuit, voix masculine et replongez dans la période coloniale. Comment voyez-vous votre évolution d’un roman à l’autre ? Y a-t-il une constante dans votre exploration littéraire ?

La dernière escale est une histoire qui se décline sur le ton du songe. Un cri contre le silence qu’impose la maladie ou la mort. Les douleurs au-delà de celles humaines. C’est-à-dire avec cette dimension cosmique. Femme ou homme, je ne pense pas qu’il puisse y avoir de différence. L’histoire progresse avec des interrogations, des questions métaphysiques. Pour cette femme, le temps s’arrête pour raconter toutes les représentations de son esprit. C’est une femme presque sans oreilles et sans yeux, juste un cœur, des souvenirs… Une si longue nuit se décline sur le ton du conte. Il décrit un monde abject, celui de la cruauté de l’être humain vis-à-vis de son semblable. Les deux romans sont des cris solitaires dans leurs naufrages. La ressemblance est aussi dans l’intériorité des sentiments chez les personnages principaux. Il y a aussi ce miroir du passé qui ressurgit à chaque mouvement. Cette méditation sur le temps, sur la vie, la mort, le destin, etc.

Une si longue nuit est un roman psychologique. Le concevez-vous comme livre sur la dimension universelle sur la trahison familiale et la culpabilité paternelle ?

Sincèrement, je ne le pense pas à travers cette optique-là. Trois pesanteurs narratives se croisent pour donner la fin sombre de cette histoire. Le destin, l’Histoire et les éléments psychologiques que chaque individu possède en lui. Ne sont-ils pas tous liés ? Certainement. Mais peut-être ce roman démontre-t-il que l’amour paternel ou maternel d’ailleurs ne sont pas infranchissables. L’amour du père ou de la mère n’est pas protégé par une sorte de porte close pour l’éternité. L’être humain est capable d’évoluer positivement comme il peut nous faire vivre de déroutantes situations. Raskolnikov en est une preuve flagrante. Au moment où il donne ses derniers copeks (l’acte de bonté à l’extrême) à la femme de l’ivrogne, il tue sa logeuse et la sœur de cette dernière d’une façon abjecte. L’ambivalence de l’être humain n’est pas d’aujourd’hui ; il tourne dans une roue qui obéie à la fois aux choses cosmiques, à l’Histoire et surtout à son intériorité le plus souvent agitée. C’est le cas en tout cas d’Akli Menghane.

 

Lounès Ghezali, Une si longue nuit, Boumerdès, éditions Frantz Fanon, 2025, 164 pages ; 1000 DA / 13 €  

 

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