
« On fait le procès de la littérature », déclare Boualem Sansal devant la juge d’Alger
L’écrivain franco-algérien Boualem Sansal comparaît ce matin devant la cour d’Alger pour un nouveau procès, après avoir déjà été condamné à cinq ans de prison ferme et à une amende de 500 000 dinars le 27 mars 2025 par le tribunal correctionnel de Dar El Beida d’Alger, notamment pour « atteinte à l’unité nationale ».
Un procès expéditif sous haute surveillance
À 9h25, la présidente de la cour d’Alger, Naïma Dahmani, fait son entrée dans la salle d’audience, accompagnée de ses deux assesseurs. À 9h30 précises, elle appelle à la barre l’écrivain Boualem Sansal, vêtu d’un pantalon et d’un tee-shirt gris, les cheveux soigneusement coupés. L’homme de lettres, entouré d’une dizaine de gendarmes d’élite et de policiers, comparaît seul : il a choisi d’assurer lui-même sa défense.
« Vous m’écoutez ? », lui lance la présidente en arabe. « Oui, mais je vais vous répondre en français », rétorque Sansal. La magistrate accepte : elle posera ses questions en arabe, il pourra répondre dans la langue de son choix.
Dès l’ouverture, la présidente rappelle à l’écrivain les faits qui lui sont reprochés : certaines de ses publications et déclarations jugées hostiles à l’Algérie. « Qu’avez-vous à dire ? », lui demande-t-elle. Sansal répond sans détour : « Je n’ai rien à dire. Je suis un homme libre. Je parle à tout le monde, et je parle en France, pas en Algérie. Je suis français et toutes mes déclarations ont été faites en France. »
Les griefs retenus contre l’écrivain
La juge évoque alors une interview donnée au journal d’extrême droite Frontières, dans laquelle Sansal aurait tenu des propos controversés sur les frontières de l’Algérie, en particulier dans l’ouest du pays. « J’ai simplement dit que les frontières actuelles ont été tracées par les Français, qu’elles sont héritées de la colonisation. Et j’ai rappelé que l’Union africaine a confirmé l’intangibilité de ces frontières après les indépendances. »
La présidente revient ensuite sur des échanges entre Sansal et l’ancien ambassadeur de France à Alger, Xavier Driencourt, ainsi qu’avec l’ex-ministre français Hubert Védrine. Elle cite notamment une phrase de l’écrivain : « Nous avons le pétrole et Chengriha. » Sansal se défend : « Ce sont des discussions privées, parfois sur le ton de la plaisanterie. Je ne vois pas ce qu’il y a de dangereux. »
Interrogé sur ses relations avec le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), considéré comme une organisation terroriste par Alger, l’écrivain répond : « Je parle avec tout le monde. »
Puis vient une question inattendue : « Avez-vous déjà visité Israël ? » — « Oui, en 2012 », répond-il. « Dans quel cadre ? » — « J’étais invité à la fois par l’OLP et par les autorités israéliennes », précise-t-il.
À la question de la juge s’il est convaincu par ses propos et déclarations, Sansal répond calmement : « Oui, j’en suis convaincu. Mais on peut aussi changer d’avis dans la vie. » La présidente l’interroge enfin sur ses romans, qu’elle juge trop orientés vers la critique politique. « Pourquoi ne pas parler de littérature ou de culture, mais que de politique intérieure ? », demande-t-elle. L’auteur reste silencieux.
Un réquisitoire sévère
Après seulement dix minutes de débats, le procureur prend la parole pour son réquisitoire. Il rappelle que Boualem Sansal est né, a grandi, étudié, travaillé et été soigné en Algérie, mais « n’a jamais été reconnaissant envers son pays », selon lui. Il requiert dix ans de prison ferme et une amende d’un million de dinars.
9h46 ; invité à prononcer le mot de la fin, Boualem Sansal conclut : « On fait le procès de la littérature. Cela n’a pas de sens. La Constitution algérienne garantit la liberté de conscience, la liberté d’expression et d’opinion. Et pourtant, je me retrouve aujourd’hui devant vous. »
Le verdict est attendu le 1er juillet 2025.
Portrait d’un écrivain controversé
Boualem Sansal, né le 15 octobre 1949 à Theniet El Had en Algérie, est devenu citoyen français en 2024. Ingénieur diplômé de l’École nationale polytechnique et docteur en économie, il a travaillé comme enseignant, consultant, chef d’entreprise et haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie algérien. Après avoir été poussé à la retraite sous la pression d’un ministre islamiste, Hachemi Djaaboub en l’occurence, il s’est consacré à la littérature.
C’est sous les encouragements de son ami Rachid Mimouni qu’il commence à écrire en 1997, en réaction contre le terrorisme islamiste, alors que la guerre civile algérienne bat son plein. « J’ai commencé à écrire comme on enfile une tenue de combat », disait-il alors. Depuis, dans ses livres comme dans ses déclarations publique, il n’a jamais cessé de se montrer critiques aussi bien vis-à-vis de l’islamisme qu’il considère comme le fléau du siècle que vis-à-vis du gouvernement algérien.
Une reconnaissance littéraire internationale
Son premier ouvrage, Le Serment des barbares, connaît un succès de librairie et il est récompensé par le Prix du premier roman et le prix Tropiques la même année. Le 13 juin 2013, l’Académie française lui décerne le grand prix de la Francophonie, doté de 20 000 euros. En 2015, il reçoit le Grand Prix du roman 2015 de l’Académie française pour son livre 2084. Le 21 mai 2025, il reçoit le Prix Mondial Cino Del Duca.
Son œuvre a été récompensée par de nombreux prix littéraires, en France et à l’étranger. Cet écrivain algérien d’expression française a bâti depuis une vingtaine d’années une œuvre majeure, qui lui a valu de nombreux prix littéraires… mais aussi d’être censuré dans son propre pays.
Un écrivain traduit et invité dans le monde entier
Un des romans de Boualem Sansal a été traduit en tchèque, et l’écrivain considère la République tchèque comme son « deuxième pays ». Son talent est reconnu mondialement pour ses livres Le serment des barbares ou encore Le village allemand, et il a été invité en Israël pour participer comme invité d’honneur au Festival international des écrivains à Jérusalem.
Malgré sa détention, des festivals littéraires continuent de l’inviter symboliquement, comme le Printemps du Livre de Montaigu en Vendée lors de son édition du 28 au 30 mars 2025.
Son rayonnement international témoigne de l’impact de son œuvre au-delà des frontières algériennes, faisant de lui une voix majeure de la littérature francophone contemporaine, désormais confrontée aux foudres de la justice de son pays natal.