
« Le grand-père SS, cela m’a atteint négativement » (Matthieu Niango, écrivain)
Dans cet entretien autour de son roman Le fardeau, Matthieu Niango revient sur un secret de famille longtemps ignoré, le fait que sa grand-mère soit née dans une pouponnière nazie, et comment la découverte de ce secret l’a poussé à lancer une enquête pour en comprendre les ressorts et finalement accepter son destin malgré l’horreur sur laquelle il est construit. A travers des mots simples mais qui résonnent d’une façon déconcertante avec l’histoire du nazisme, il tente de déconstruire le fonctionnement d’un traumatisme massif.
Votre maman apprend très jeune qu’elle a été adoptée. À l’âge de 60 ans, elle réalise qu’elle est née dans une pouponnière nazie. Quand vous l’apprenez à votre tour, quel regard portez-vous alors sur votre mère ?
Je ne me souviens pas des circonstances, c’est le trou noir. Cela me semblait si invraisemblable. Je n’ai pas pris conscience immédiatement de sa souffrance à elle. Elle m’a dit que si elle l’avait appris à l’adolescence, pour le Lebensborn, elle se serait suicidée. Elle a ressenti une immense solitude ; historiquement, il n’y a pas eu d’autre organisation criminelle de ce type. Mes frères et sœurs, et moi, on n’a pas cédé à la tentation d’interpréter son caractère à travers le prisme de sa naissance particulière. Rien n’a changé dans la relation, sinon cette longue enquête ensemble et le travail mémoriel.
Elle a été directrice de crèche. Pensez-vous qu’il y a là un leg transgénérationnel ? Une tentative de réparation symbolique ? Elle a fait un mariage mixte, là encore un pied de nez à son héritage biologique, non ?
Oui, sans hésiter. Elle a commencé comme couturière, mais elle voulait travailler dans la petite enfance. C’est une excellente mère, une excellente grand-mère. Elle ne supportait pas les pleurs d’enfants, sans pour autant connaître l’histoire de ses trois premières années dans un Lebensborn. En revanche, ma mère n’aime pas que l’on cherche de raison à son mariage mixte. Ils se sont beaucoup aimés, mes parents, malgré l’adversité, (années 70, village dans la Meuse). Le contexte n’était pas favorable. Son lien avec l’Afrique s’est renforcé quand elle a su d’où elle venait. Alors oui, il y a bien un lien inconscient.
De quelle façon le syndrome de l’abandon s’est-il exprimé chez votre mère ? Chez vous ?… Vous dites qu’aimer vous a été difficile.
Il y avait des épisodes excessifs. Sa peur d’être laissée de côté. Peur de la trahison, aussi. Elle avait du mal à comprendre qu’on veuille passer du temps seul à seul avec notre père. Il a fallu que je m’impose, notamment à la fin de la vie de mon père. Rendons-lui justice : elle a beaucoup travaillé là-dessus. Me concernant, je suis très entouré. Il y a toujours eu beaucoup de monde à la maison. Dans les relations amoureuses, j’avais en revanche tendance au sabotage, aux amours foutues. Jeune, en couple, je craignais le moment de la séparation. J’anticipais. Je sabotais tout. Plus tard, j’ai rencontré Camille et j’ai appréhendé la relation différemment. Pour lui donner une chance.
Matthieu Niango, « le Fardeau » ou les fantômes des Lebensborn
Vous êtes métis et vous êtes construit avec cette identité. Est-ce simple dans un pays de Blancs ? Avez-vous fait un test ADN ?
J’étais plutôt noir, en réalité. En France dans un pays de Blancs, j’étais noir. En Afrique, je suis le Blanc. Je suis français jusqu’au bout des ongles. J’ai une histoire européenne, avec un héritage blanc. J’ai fait un test ADN pour vérifier la piste maternelle. C’est comme ça que j’ai retrouvé la trace de mon père, par le biais d’une personne qui avait un patrimoine génétique proche du nôtre. Puis j’ai travaillé avec un généalogiste.
Être petit fils d’une Juive et d’un SS, comment vit-on avec de tels fantômes familiaux ?
J’ai une psyché solide, j’aime la vie. Cette identité m’a renforcé dans ce que je faisais déjà, travailler dans l’ouverture à l’autre, à l’UNESCO. C’est ma vocation existentielle. Le grand-père SS, cependant, cela m’a atteint négativement. Suis-je capable d’empathie ? Aller massacrer des populations civiles, quand même …
Pour qui avez-vous enquêté, écrit ce livre ?
Le sentiment qui a dominé dans l’écriture, la difficulté de la mise en forme, c’est le courage que j’ai tiré de ma relation à ma mère. Elle en veut beaucoup à sa propre mère biologique. Les enfants du Lebensborn, j’en ai connu certains, ils m’ont donné de la force. J’ai écrit de manière préventive, pour mes enfants. Mon fils Gaspard, qui va avoir 15 ans, est en train de me lire. J’ai voulu que cette histoire ne devienne pas un secret de famille.
Durant cette enquête, quel a été le moment le plus mémorable ?
C’était une enquête très forte dont je garde une certaine nostalgie. Lorsque nous étions en Hongrie en octobre 2023, avec mon frère, et ma mère nous sommes allés dans la boutique de son arrière-grand-père, une chocolaterie, à Budapest. C’est devenu une pizzeria. On en a parlé au responsable du restaurant. On a pris une coupe de champagne, le temps de revivre un peu de ce paradis perdu. À partir de là, durant la seconde guerre mondiale, tout est parti en vrille pour mon arrière-grand-père, Juif probablement.
Pouvez-vous aimer Otto et Margit ?
Margit, oui. Sa sœur aussi. Elles ont fait ce qu’elles ont pu. Son fils m’a dit : « Elle aurait été heureuse de lire ton livre ». Avec plus de chance, aurait-elle eu une autre vie ? Otto, je ne le connais pas encore assez. S’il est détestable, je n’écrirais pas sur lui. Je suis clairement du côté de Rousseau qui pense que les humains sont naturellement bons.
Margit, en tout cas, est un sacré personnage romanesque… seriez-vous devenu écrivain grâce à elle ?
En tout cas, j’ai écrit des essais, co-écrit une pièce de théâtre, mais avec ce roman, je trouve ma voie (et ma voix). J’ai eu le sentiment d’avoir donné les mots à Margit pour qu’elle demande pardon à sa fille.
Matthieu Niango, Le Fardeau, Paris, Mialet-Barrault, 2025, 500 pages, 22 euros
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