László Krasznahorkai et le Prix Nobel : entre littérature et « antiorbanisme »

L’écrivain hongrois László Krasznahorkai a reçu le Prix Nobel de littérature 2025, l’Académie suédoise le félicitant pour « une œuvre visionnaire qui transforme le désespoir en transcendance ». Cette consécration survient après des décennies d’une carrière littéraire riche marquée par une vision créative audacieuse mais aussi par des prises de positions politiques courageuses face aux injustices politiques et aux dérives fascisantes de Viktor Orbán. Dès lors, une question se pose : L’Académie Nobel a félicité une œuvre littéraire ou une posture politique ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que le récipiendaire de ce prix cette année ne peut pas être appréhendé en dehors du rôle politique qu’il s’est assigné dans la critique de Viktor Orbán, notamment depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Autrement dit, il est connu autant comme un anti-Orbániste que comme un écrivain, y compris peut-être en Hongrie.

En effet, Krasznahorkai incarne une figure intellectuelle rarissime : un écrivain dont l’art s’enracine profondément dans une conscience éthique et politique inébranlable. Né en Hongrie en 1954, il a grandi sous le joug du régime communiste, une expérience qui a forgé sa vision littéraire pessimiste mais humaniste. Ses premiers romans, notamment Satantango et The Melancholy of Resistance, traduits en France par Gallimard et disponible en Folio, respirent une suffocation presque intenable, celle d’une création constamment surveillée et étouffée. Cette période de l’Allemagne de l’Est et de la répression policière, qui avait confisqué son passeport et limité sa liberté de mouvement, a creusé en lui une compréhension viscérale de l’oppression.

Depuis la chute du Rideau de fer, Krasznahorkai a exploré de nouveaux horizons intellectuels, en particulier à travers sa découverte de la philosophie asiatique et bouddhiste. Son œuvre a gagné en sérénité et en profondeur cosmique, tout en conservant cette inquiétude morale qui le caractérise.

Néanmoins, sur le plan politique, Krasznahorkai ne s’abstient jamais d’exprimer ses convictions et il le fait avec une clarté parfois déconcertante. En tant que Hongrois et observateur direct des politiques de son pays, il développe une critique impitoyable envers le régime Orbán, particulièrement concernant la position de la Hongrie face à la guerre en Ukraine. Sa critique de ce qu’il est convenu d’appeler désormais « l’Orbánisme » tant les comportements du monarque hongrois tendent à s’inscrire dans la durée et à susciter des émulations, porte d’abord sur l’hypocrisie morale de la prétendue neutralité revendiquée. Comme il le déclare avec fureur : « Comment un pays peut-il être neutre quand les Russes envahissent un pays voisin ? Et n’ont-ils pas tué des Ukrainiens depuis près de trois ans ? Que voulez-vous dire par ‘‘C’est une affaire slave interne’’? » Aux yeux de Krasznahorkai, cette position révèle l’absurdité d’une « neutralité » face à une invasion sanglante.

Pour Krasznahorkai, ce qui rend le régime Orbán insupportable, c’est son calcul inhumain devant une situation spectaculairement tragique : accepter la mort de certains pour en épargner d’autres revient à alimenter la barbarie elle-même. Cette logique du sacrifice de quelques-uns « pour le bien général » est exactement celle qui conduit à des guerres sans fin. D’où la sentence fort brutale qu’il utilise pour qualifier le régime d’Orbán : le régime hongrois « est un cas psychiatrique », formule qui condense toute son horreur face à une déraison politique dont la prétention pragmatique est constamment démentie.

Toutefois, aussi intempestive puiss-t-elle paraitre, cette attitude de Krasznahorkai est profondément ancrée dans sa vision de l’écriture et de l’art et, ce, depuis ses débuts. Dans un récent texte, « An Angel Passed Above Us », publié dans The Yale Review, il oppose deux ordres de réalité : les tranchées boueuses et les morts de la guerre en Ukraine d’une part, et les promesses technophiles d’un futur mondialisé de l’autre. Cette juxtaposition incarne sa conviction que l’art a une responsabilité morale : témoigner de l’horreur réelle face aux mirages de l’optimisme technologique. La reconnaissance mondiale du travail de Krasznahorkai par le Prix Nobel confirme sans doute la qualité littéraire de son œuvre mais elle conforte indéniablement son anti-Orbánisme dans un contexte de grande instabilité géopolitique en Europe induite par l’interminable guerre qui déchire Ukraine et, à travers ce pays, tout le continent européen. Ce prix comporte-t-il pour ainsi dire une dimension politique ? Certainement. Récompense-t-il pour autant une œuvre littéraire majeure ? Sans nul doute.

 

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