
« Écritures féminines algériennes en quête de liberté » : Éclats de voix, éclats de vie
Publié en 2025 aux Editions Frantz Fanon, l’ouvrage Écritures féminines algériennes en quête de liberté, dirigé par le professeur Benaouda Lebdai, figure reconnue des études postcoloniales et des littératures francophones, rassemble quatorze contributions critiques autour d’un objectif commun : analyser les productions littéraires des écrivaines algériennes sous l’angle de la quête de liberté. Cette liberté se décline en plusieurs dimensions : liberté d’expression, d’identité, de mémoire, de création. L’ouvrage est structuré en quatre grandes parties, qui dessinent une cartographie critique riche et variée de l’écriture féminine algérienne contemporaine.
Engagement artistique : écrire pour résister
La première partie, intitulée Engagement artistique, s’attarde sur les formes de l’écriture comme acte de résistance, de transgression et d’engagement sociopolitique. Les écrivaines algériennes investissent l’espace littéraire pour dénoncer les violences, briser les tabous, affirmer leur autonomie. Une contribution majeure analyse l’écriture féminine comme rupture avec un long « pacte du silence » imposé aux femmes. L’acte d’écrire devient alors un geste de dissidence, perçu comme subversif, voire comme trahison sociale. L’auteure mobilise une métaphore puissante : celle des maisons closes et cloisonnées de la Casbah d’Alger, pour illustrer la spatialisation du pouvoir patriarcal. Benaouda Lebdai, dans sa propre contribution, revient sur le rôle des femmes durant la décennie noire des années 1990. Il évoque celles qui, coiffeuses, enseignantes, prostituées ou mères, furent ciblées pour avoir refusé l’ordre islamiste radical. Il parle d’une véritable écriture de l’urgence, née dans la douleur, qui donne voix à des récits féminins longtemps tus. Christine Chaulet Achour explore quant à elle le parcours de Hajar Bali, pseudonyme de Djalila Kadi-Hanifi, qui, à l’instar d’Assia Djebar ou de Maïssa Bey, a choisi un nom d’emprunt pour protéger sa parole et affirmer son identité littéraire. L’écriture devient ici une stratégie de survie, mais aussi d’affirmation identitaire.
La quête de soi chez Assia Djebar : entre mémoire et identité
La deuxième partie, entièrement dédiée à Assia Djebar, explore l’œuvre de cette figure emblématique comme lieu d’une quête de soi fondée sur la mémoire, la langue et la corporéité. Les contributions mettent en lumière un va-et-vient constant entre mémoire collective et subjectivité féminine, entre les récits de femmes anonymes et la voix autobiographique de l’autrice. Afifa Bererhi analyse l’œuvre djebarienne selon deux pôles : d’un côté, l’ancrage historique, de l’autre, l’intériorité féminine. Elle souligne combien Djebar porte en elle une conscience aiguë des traditions oppressives, mais aussi un désir fort de les transgresser. Jedrzej Pawlicki, de son côté, montre comment l’autrice dialogue avec les archives religieuses islamiques pour penser la tension entre spiritualité et liberté. La décennie noire redouble cette urgence d’écrire pour sauvegarder une mémoire féminine en péril. Rania Hassan Ahmed s’intéresse à l’hybridité dans l’écriture djebarienne : plurilinguisme, fragmentation du discours, polyphonie du « Je ». Ce style éclaté devient la forme même de l’identité féminine complexe que propose Djebar. Enfin, Saida Iddir lit L’Amour, la fantasia comme un laboratoire d’écriture : un lieu de fusion entre histoire, imaginaire et mémoire. Loin du roman classique, ce texte explore la forme libre et expérimentale pour affirmer une subjectivité féminine à la fois lucide et poétique.
Regard introspectif : écrire l’intime pour dire le monde
La troisième partie, Regard introspectif, s’attache aux textes où l’écriture devient un lieu de dévoilement de soi, voire un espace thérapeutique. Les autrices algériennes y livrent des récits à la fois intimes et politiques, traversés par les tensions entre normes patriarcales, oppression et désir de liberté. Sabrina Fatmi analyse le roman Nulle autre voix de Maïssa Bey, centré sur une femme emprisonnée pour avoir tué son mari violent. Cette femme raconte son histoire à une écrivaine. Le texte devient alors un lieu de libération de la parole féminine, au-delà du verdict judiciaire. Sabrina Yebdri lit Hizya, autre roman de Maïssa Bey, à la lumière du mythe amoureux tragique du XIXe siècle. Elle y voit une tension entre héritage traditionnel et aspirations modernes, incarnée dans une héroïne déchirée entre conformisme et émancipation. Magdalena Malinowska s’intéresse à la manière dont l’écriture féminine algérienne représente le corps, en rupture avec les traditions littéraires masculines. Le corps devient un territoire politique, un lieu de mémoire, de violence et de revendication. Enfin, Fatima Medjad étudie le geste de rendre public ce qui relève du privé, dans une société où les tabous pèsent lourdement. L’écriture apparaît comme un acte politique, un outil de visibilisation des oppressions, mais aussi de transmission d’une mémoire souvent effacée.
Source, continuité et poétique au féminin : entre mémoire et innovation
La quatrième et dernière partie interroge les dynamiques de transmission, de filiation et de création. Les autrices étudiées s’inscrivent dans une généalogie féminine, tout en renouvelant profondément les formes et les thématiques de l’écriture. Nawel Krim rend hommage à Fadhma Ath Mansour Amrouche, figure fondatrice de l’écriture autobiographique féminine. En analysant Histoire de ma vie, elle insiste sur le passage de l’oral à l’écrit, qui permet de dire l’indicible féminin : l’illégitimité, la honte, les injustices familiales et sociales. Karen Bouwer étudie l’œuvre d’Amina Mekahli, marquée par l’omniprésence du silence, de la voix étouffée, mais aussi par une poétique sensorielle fondée sur l’ouïe. Elle souligne aussi la thématique de l’analphabétisme féminin, symptôme d’une exclusion structurelle. Amina Beckett s’intéresse à Sonia ou le calvaire au féminin de Yasmina Gharbi Mechakra. Elle y explore la relation mère-fille, ambivalente, parfois conflictuelle. La mère y incarne à la fois la protection et la reproduction du patriarcat, rendant la quête de liberté plus difficile pour la fille.
Conclusion
À travers ses quatorze études, Écritures féminines algériennes en quête de liberté constitue un travail critique majeur pour la reconnaissance de la littérature féminine algérienne. L’ouvrage dépasse la simple analyse littéraire pour poser de véritables enjeux politiques et sociaux : quelle place pour la voix des femmes dans l’histoire, la mémoire et la société algérienne ? Quelle fonction la littérature peut-elle jouer dans l’émancipation individuelle et collective ? Cet ouvrage, profondément ancré dans les réalités postcoloniales et patriarcales, offre un espace de résistance intellectuelle. Il invite à repenser les liens entre genre, histoire, langue et création, et donne une visibilité précieuse à des voix encore trop souvent marginalisées. En ce sens, il s’inscrit dans une dynamique de libération de la parole féminine et de valorisation d’une production littéraire riche, plurielle et résolument tournée vers l’avenir.
Benaouda, Lebdai (dir.), Ecritures féminines algérienne et quête de liberté, Alger, Editions Frantz Fanon, 2025.