
« Aimer » de Sarah Chiche : au cœur d’une mémoire poétique vide
Qu’est-ce qu’aimer ? Aimer, est-ce renoncer à soi ? Aimer, est-ce perdre sa liberté ? Ces questions, que le philosophe Alain Finkielkraut nous invite à explorer, trouvent une résonance profonde dans le dernier roman de Sarah Chiche, publié chez Julliard. Car aimer, c’est accepter une forme d’aliénation, mais une aliénation meilleure que la liberté elle-même. En effet, contrairement à un préjugé tenace, l’amour ne rend pas toujours aveugle. Au contraire, il peut nous rendre lucides, terriblement lucides, d’une lucidité émerveillée. C’est précisément cette lucidité paradoxale que Sarah Chiche, psychanalyste et écrivaine, explore dans Aimer. En commençant par un simple infinitif, le titre pose l’incertitude qui anime le récit : que signifie ce verbe détaché de tout sujet, flottant dans le vide ?
Au cœur du roman figurent Margaux et Alexis, deux protagonistes que le temps transforme mais qui restent prisonniers des blessures de l’enfance. Tous deux ont grandi à proximité d’adultes coupables d’un « péché originel » : celui de ne pas savoir aimer sans détruire. Margaux, enfant, incarne ce paradoxe impossible : haïr sa mère tout en l’aimant, se réfugier dans le mensonge pour survivre à cette contradiction. Alexis devient l’aidant d’un père déclinant, s’accrochant au conflit comme au dernier fil de vie qui les unit.
Cette blessure originelle les pousse à développer des mécanismes de défense remarquables. Alexis excelle en mathématiques pures, atteint des sommets d’abstraction que ses camarades les plus brillants peinent à saisir. Margaux devient journaliste d’une intrépidité hors du commun, capable de couvrir les pires catastrophes avec un sang-froid surhumain. Leur exceptionnalité est la cicatrice de leur trauma.
Le tournant arrive lorsque Margaux rencontre Hagauer, un intellectuel radical du Collège de France. Subjugué par son génie et sa profondeur, il décide de consacrer sa vie à lui permettre d’accomplir sa vocation : l’écriture. Pour Margaux, « il ne peut y avoir que l’écriture ». Mais cette libération exige un prix : se détacher de la domination maternelle, de cette « douce violence » que représente l’amour maternel. Cependant, le dévouement de Hagauer ne suffit pas à résoudre le trouble qui habite Margaux. La révélation ultime s’impose peu à peu : tout ce qui semblait essentiel – l’amour, les promesses, les serments – n’est peut-être que littérature. Et comme le constate l’héroïne en contemplant le plafond au milieu de la nuit, « la littérature, justement, ne tenait pas chaud ».
Ce qui frappe dans le roman, c’est précisément cette incapacité des personnages à transformer leurs expériences en matière poétique partagée. Milan Kundera affirmait : « L’amour commence à l’instant où une femme s’inscrit par une parole dans notre mémoire poétique. » Or, Margaux et Alexis semblent prisonniers d’une expérience qui refuse de se transfigurer en langage. Margaux écrit, certes, mais son écriture reste une fuite, un refuge solitaire plutôt qu’une poésie partagée. Alexis demeure muet face à ce trouble originel qui l’habite. L’amour, chez Chiche, c’est justement cette parole qui refuse de naître, cette mémoire poétique qui reste vide, inachevée.
Le roman traite vigoureusement l’échec amoureux, l’impossibilité poétique telle qu’imaginée par Milan Kundera, exposant le trouble indélébile planté par les relations humaines fondatrices – ce trouble qui ne peut trouver de résolution que si Margaux et Alexis acceptent d’inscrire leurs existences l’une dans l’autre. Margaux vit sa solitude comme une forme d’art, construisant une « forteresse de livres et de mots », transformant son incapacité à aimer en « défaite idéologique ».
Sarah Chiche suggère une critique subtile de notre époque. Si notre société envisage avec un certain courage que l’amour soit une gageure totale à laquelle nous pourrions renoncer, le roman lui-même court le risque de disparaître. Car s’il y a une chose à laquelle nous ne pouvons renoncer, c’est bien au roman, cet espace où l’amour continue à nous interroger, à nous blesser, à nous constituer. C’est peut-être en relisant Kundera à la lumière du roman de Chiche que nous comprenons l’enjeu : continuer à croire que l’amour peut s’inscrire dans notre mémoire poétique, même si cette inscription nous demande de tout remettre en question.
Sarah Chiche, Aimer, Paris, éditions Julliard, 384 pages, 22,50 €