Le 8 mai 1945 raconté par Kateb Yacine

« Ça a été un massacre, un véritable massacre, qui n’a pas manqué de laisser des traces, d’autant plus que pour moi j’ai été touché dans ces deux villes. Ça s’est produit… j’étais jeune, j’avais 15 ans, je ne comprenais pas très bien ce qui se passait, mais enfin, bon… Grosso modo, c’était la fin de la guerre, la victoire sur les nazis. C’était un grand événement, c’était la fête, on entendait sonner les cloches puis tout de suite la rumeur s’est répandue que le lendemain on serait libre. C’était un jour de liberté. Donc, le 8 mai au matin, il y avait une manifestation officielle, prévue au centre de la ville, et il y avait une manifestation populaire. C’était un jour de grande espérance dans un sens, pour les Algériens.

À Sétif, c’était jour de marché, c’était un mardi, et il y avait une foule énorme. Moi, j’ai vu venir le cortège. Au début, il y avait les scouts puis après des étudiants, des militants, et j’ai reconnu parmi eux des copains de classe. Ils m’ont fait signe et je me suis joint au cortège sans trop savoir ce que cela signifiait et puis tout de suite ça a été les coups de feu. Coups de feu, la panique, parce que cette foule énorme qui reflue, j’ai vu une petite fille qui a été écrasée devant moi, c’était vraiment terrible. Parce qu’il y a eu vraiment la panique parce que les gens voulaient se sauver dans tous les sens. Puis, bon, il fallait que je rentre chez moi parce que j’habitais dans un village à 45 kilomètres de là. Je suis monté à l’avant du car et j’ai vu alors à ce moment-là des choses terribles parce que le peuple venait de toutes parts. J’ai vu cela vraiment comme une fourmilière. La terre devenait une véritable fourmilière, vraiment je me demandais d’où venaient tous ces gens comment j’avais pu ne pas le voir avant ! On avait l’impression qu’ils sortaient de la terre, c’était de toutes parts, ça grouillait de partout. Et puis, il y avait des rumeurs folles. Je ne sais pas, certains disaient que les Turcs avaient débarqué à Bougie, je ne sais pas moi, d’autres disaient : ça y est, toute l’Algérie s’était libérée. On racontait des tas d’histoire. Et puis il y avait une grande fièvre naturellement parce qu’on sentait qu’il s’était passé quelque chose quoi. L’arrivée au village, ça a été encore plus dur parce que c’est là qu’a commencé la répression. Dans ce village on a amené les Sénégalais. Bon, ça, c’est une vieille pratique d’utiliser les uns contre les autres. Il y a eu des scènes de viols, il y a eu encore des massacres. On voyait les corps allongés dans les rues. Puis, au retour, j’ai été arrêté. Parce qu’en débarquant du car, naturellement : « qu’est-ce qui s’est passé, etc. ? » Moi, j’ai fait un récit épique de ce qui venait de se passer : le peuple sans armes, avec des cannes de paysans a réussi… J’ai fait un récit révolutionnaire de ce qui venait de se passer. Après, on m’a reproché ça. »

Ce texte est le contenu d’une interview enregistrée avec Kateb Yacine, par l’Institut national de l’audiovisuel (ina.fr) en 1987. 

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