« Le Prénom » d’El Mouhoud Mouhoud : dans les tréfonds d’une identité multiple et féconde

El Mouhoub Mouhoud, économiste de renommée internationale et président de l’université Paris-PSL, n’a publié son premier ouvrage personnel qu’à 60 ans. Ce n’est ni un simple témoignage autobiographique, ni un essai savant, ni une histoire politique, mais plutôt une alchimie subtile de tous ces genres réunis. Son livre Le Prénom. Esquisse pour une auto-histoire de l’immigration algérienne, publié en 2025, est une exploration profonde des liens complexes qui unissent la France et l’Algérie à travers le prisme singulier d’une identité personnelle.

L’histoire de ce livre commence dans une boîte à chaussures. Durant des décennies, El Mouhoub Mouhoud y a accumulé des notes, des fragments de journal, des réflexions éparses qu’il prenait au fil des années. Jusqu’à l’âge de 60 ans, ces archives personnelles n’ont jamais quitté leur refuge improvisé. Absorbé par sa carrière universitaire, notamment sa présidence de l’université Paris-Dauphine en 2020, puis celle de Paris Sciences et Lettres en 2024, l’économiste consacrait son temps à l’enseignement et à des travaux sur la mondialisation. Mais ces fragments accumulés ont finalement exigé de devenir un livre. El Mouhoub Mouhoud se décide enfin à transformer ces « archives fragmentaires » en véritable récit : une exploration de « l’histoire sociale et politique personnelle de l’é(im)migration algérienne en France ». Ce qui pourrait sembler un simple travail de mémoire se révèle être une entreprise bien plus ambitieuse.

En effet, au cœur du projet réside une singularité rarissime : un prénom que l’auteur « traîne péniblement » depuis son arrivée en France à l’âge de 10 ans. « El Mouhoub » a été une charge, presque une souffrance. À tel point qu’en 2010, lors d’une conférence au Caire, l’économiste tente de se réinventer en signant « Elias » Mouhoud, en ajoutant quelques lettres au début de son prénom pour se fondre davantage dans la normalité française. Cette singularité rappelle un autre, bien plus celèbre et tout autant douloureuse, celle de Jean-El Mouhoub Amrouche.

Mais cette tentative de reniement ne tient pas. Au fond de lui surgit une sensation imperceptible mais lancinante : « quelque chose qui ressemble à un reproche, celui du reniement des racines ». El Mouhoub Mouhoud retrouve alors son nom originel, acceptant l’héritage qu’il porte malgré lui. Ce geste de réconciliation personnelle devient la clé de toute l’œuvre. Car ces neuf lettres d’« El Mouhoub » racontent une histoire bien plus vaste : celle d’une puissante ascendance kabyle. Ce prénom lui a été donné à la naissance par sa grand-mère, au cœur même de la guerre d’Algérie. Il était celui de son grand-père paternel. Une répétition qui semblait étrange à première vue, mais qui prend toute sa signification une fois replacée dans le contexte de la tradition kabyle.

Pour comprendre ce que signifie réellement porter son prénom, El Mouhoub Mouhoud revient aux origines. Dans la tradition kabyle, avant l’invention du patronyme par l’administration coloniale française du XIXe siècle, une politique de démembrement des clans en « familles », il aurait simplement porté le nom : « El Mouhoub, fils d’Arezki du clan des Ath M’Hend Saïd ». Le prénom « El Mouhoub » signifie en arabe algérien « celui qui reçoit » – une promesse chargée d’attentes. Dès l’âge de 7 ans, sur le balcon d’une banlieue d’Alger, le père de l’auteur lui confie une mission ambitieuse : « Devenir quelqu’un », c’est-à-dire « elaavedh y gyaghran » en kabyle, une personne instruite, qui a lu, qui transmet le savoir. Cette injonction ne vient pas seulement du père, mais aussi de tout le cortège du village dont la famille était issue, sanctualisé au-dessus même de la notion de patrie.

Dans la culture de ses ancêtres, le savoir est sacré. El Mouhoub Mouhoud cite les villages « maraboutiques, coranisés et lettrés » où, selon Albert Camus, les hommes « réclament des écoles comme ils réclament le pain ». Ces villages de la grande Kabylie, avec leurs traditions profondément ancrées dans la connaissance, forment le terreau spirituel de sa trajectoire.

Pour donner corps à ce passé lointain et à cette « promesse », l’économiste puise dans les travaux d’historiens et d’anthropologues renommés. Il s’appuie notamment sur les écrits de Germaine Tillion et les observations d’Albert Camus pour brosser un portrait vivant de la vie politique, économique, sociale et culturelle de la Kabylie du XXe siècle. Il retrace aussi la brutalité de la colonisation française, ses déchirements et ses cicatrices durables.

En 1970, à l’âge de 10 ans, El Mouhoub Mouhoud quitte la Kabylie et le sud de la banlieue d’Alger pour la Seine-Saint-Denis. C’est un arrachement qui marque profondément son identité. Mais plutôt que de le nier, il en fera le point de départ d’une réflexion plus large.

Au fil des pages, le livre développe une thèse centrale. En effet, comme Amin Maalouf, l’auteur des Identités meurtrières, il se revendiquer de différentes appartenances et considère que cette multiplicité identitaire n’est pas un frein à l’intégration. C’est au contraire une source de richesse. Cela s’illustre particulièrement dans les passages où l’auteur évoque son expérience en tant que citoyen français doté d’une identité algérienne et kabyle.

Lorsqu’il se trouve aux États-Unis, El Mouhoub Mouhoud est perçu comme français – son accent anglais, sa gestuelle, tous les codes culturels français qu’il a acquis depuis son arrivée en France ne laissent aucun doute sur sa francité. Son nom et prénom ne provoquent aucune réaction. Mais en France, malgré sa réussite professionnelle remarquable, il n’échappe pas à la stigmatisation. Ses origines surgissent systématiquement dès qu’il se présente. C’est là que réside le paradoxe douloureux au cœur de son histoire : celui qui a suivi scrupuleusement le mandat reçu à 7 ans sur un balcon d’Alger, c’est-à-dire « devenir quelqu’un », n’échappe pas aux assignations liées à son héritage immigré. Malgré sa trajectoire exceptionnelle, la question de l’intégration persiste. Non pas comme un échec personnel, mais comme le reflet d’une société qui peine à accepter que l’on soit pleinement français et profondément algérien.

« Le Prénom » se présente en fin de compte comme un ouvrage sur les richesses et les déchirements de l’exil. C’est une méditation sur l’héritage, l’identité et la transmission, portée par un homme qui a bâti sa carrière en analysant les flux mondiaux de population et les phénomènes de migration. Mais ce qui rend ce livre unique, c’est qu’il entrelace l’histoire personnelle et l’analyse historique, le récit intime et la sociologie, la mémoire familiale et les grandes questions politiques. A travers cela, El Mouhoub Mouhoud y explore la manière dont les stigmates de la colonisation continuent de façonner les destins individuels bien après la fin officielle du régime colonial mais aussi la manière dont un prénom peut devenir le dépositaire de toute une histoire, celle d’une Kabylie ancestrale, d’une France révoltée contre elle-même, d’une Europe multiculturelle en devenir.

 

El Mouhoub Mouhoud, Le Prénom. Esquisse pour une auto-histoire de l’immigration algérienne, Paris, éditions, Seuil, 304 pages, 21,90 €.

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