
Georges Didi-Huberman, une théorie de l’art tautologique
L’homme de la tautologie, écrit Georges Didi-Huberman au troisème chapitre de son ouvrage Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Minuit, 1992, pp. 27-36), cherchera à omettre la dimension temporelle fictive et voudra en rester à une simple expérience du visible. L’homme de la tautologie est l’homme qui dit : je ne vois que ce que je vois, le reste, je m’en balance ! Prétendant n’en rester qu’à ce qu’on voit, devant la tombe, c’est en fait décider de s’en tenir à la matérialité de la chose visible, et n’y voir que le visible.
Ce qui est privilège par l’homme de la tautologie, c’est l’objet tautologique, une espèce de pur et simple volume, dénué de toute imagerie, de toute croyance, réduit à sa dimension géométrique, à un parallélépipède, n’indiquant rien d’autre que lui-même, privé du temps fictionnel. On peut lister un certain nombre d’artistes favorables à cet art sans contenu, un art minimaliste, doué d’un « minimum de contenu d’art », c’est le cas avant tout de D. Judd et Robert Morris ayant écrit quelques textes théoriques pour défendre leur thèse consistant à évider l’art de son contenu. En effet, la question posée par Morris et Judd était de chercher à savoir comment fabriquer un artefact qui ne mente pas sur son volume. Si Judd partait du principe que l’art académique, en moyennant le discours iconographique ou iconologique, trahit régulièrement les paramètres (réels et spécifiques) de la sculpture, Morris tente de penser l’essence même du terme « illusion ». Ainsi en est-on arrivé à installer le rejet du contenu figuratif ainsi que les modes d’opticalité de la peinture abstraite des années cinquante d’un Rothko, Pollock, Newman. Cela amène Judd à proposer à ce qu’on fabrique un objet spatial, à même de produire sa propre spatialité spécifique, lequel objet serait capable de « dépasser et l’iconographisme de la sculpture traditionnelle, et l’illusionnisme invétéré de la peinture même moderniste » (Ibid., p. 30). Aussi l’objet n’incarnerait-il que sa propre volumétrie, une espèce de parallélépipède n’ouvrant aucune possibilité pour le temps et l’espace.
Toute mise en relation sera complexe et constituera une atteinte à la simplicité de l’œuvre en ce qu’elle fait écho à ce que les minimalistes exigent, à savoir qu’en éliminant tout détail, on aboutit à des objets complets, insécables et indécomposables, objets qui seraient non relationnels. Ainsi R. Morris était-il favorable à une œuvre conçue comme « une Gestalt, une forme autonome, spécifique, immédiatement perceptible » (p. 30), corroborant son éloge pour les puissantes sensations de Gestalt jaillissant de simples volumes : « Leurs parties sont si unifiées qu’elles offrent un maximum de résistance à toute perception séparée » (R. Morris, « Notes on Sculpture » (1966), éd. G. Battcock, Minimal Art. p. 87).
- Judd, quant à lui, en critique de toute peinture moderniste, en appelle à prendre au sérieux les choses isolées qui sont considérées par lui comme essentielles. Judd invite par là à éliminer le détail, en ce sens que le grand problème consiste pour lui à préserver le sens du tout. Or, le résultat de ce manque de détail, commente Didi-Huberman, n’aura pas été sans risques, car on aura proposé ainsi des « objets réduits à la seule formalité de leur forme, à la seule visibilité de leur configuration visible, offerte sans mystère, entre ligne et plan, surface et volume » (Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit. p. 31). Et on se demande justement si l’on n’a pas là une forme d’art tautologique et excessif. C’est que chez Judd, ce qu’il y a à voir dans un tableau, c’est ce qu’on y voit, un volume sans magie. Cette situation s’explique par le propos de Frank Stella : « La seule chose que je souhaite que l’on tire de mes peintures et que j’en tire pour ma part, est que l’on puisse voir le tout sans confusion. Tout ce qui est à voir est ce que vous voyez (what you see is what you see) » (B. Glaser, « Questions à Stella et Judd » (1964), trad. C. Gintz, Paris, Territoires, 1987, p. 55).
Par voie de conséquence, le tableau est conçu comme une chose : « Ma peinture, dit Frank Stella, est basée sur le fait que seul s’y trouve ce qui peut y être vu. C’est réellement un objet » (ibid.). On dirait qu’il n’y aurait rien à en tirer comme explication, on dirait également que c’est la fin de l’herméneutique et de la temporalité. L’objet se voit comme tel, hors du temps, vu dans l’immédiateté, tel qu’il est, ni plus ni moins. A ce titre, ces objets perdent de leur dynamisme, et ils ne sont que stables, c’est-à-dire les mêmes, voués à être la même chose (vous voyez ce que vous voyez). Résultat : point de changement du sens, point d’aura, rien ne se transforme !
« [T]ous ces artistes grosso modo qualifiés de minimalistes ont apparemment limité ou abrégé l’exposition d’un temps à l’œuvre dans leurs œuvres, en faisant jouer le même avec le même, en réduisant la variation – son exubérance potentielle, sa capacité à briser les règles du jeu qu’elle se donne – au domaine d’une simple variable logique, voire tautologique, celle où le même revient invariablement au même » (G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p. 34).
En d’autres termes, la victoire de la tautologie a pour équivalent le minimum de significations possibles, sans énigmes, donc, sans esthétique. Devant les mêmes objets, dit « spécifiques », objets visuels tautologiques, on assiste à quelque chose qui ne cache rien, qui ne dit pas grand-chose, dont la logique principale demeure la transparence. Or, tout objet transparent se réduisant à une simple dénotation implique une absence de la connotation, et, par suite, à une insuffisance émotionnelle, à l’instar d’un Wittgenstein, qui, dans son domaine, « si l’on se souvient comment celui-ci réduisait à l’absurde l’existence du langage privé, opposait sa philosophie du concept à toute philosophie de la conscience, ou bien réduisait en miettes les illusions de la connaissance de soi » (p. 35).
Quel est donc au juste l’objectif de l’art minimaliste ? C’est réduire au maximum toute possibilité sémantique, énigmatique, à rien, pour ne garder que la face visible, sans intériorité, sans latence, bref, c’est aux antipodes de Heidegger, évoquant dans L’origine de l’œuvre d’art ce qu’il qualifie de « retrait » ou de « réserve », rejoignant ainsi Benjamin qui parle de l’aura dans l’art. L’art minimaliste a posé les jalons de son manifeste à partir de « cette impérative spécificité de l’objet » (ibid.), éliminant toute espèce d’anthropomorphisme comme l’entendrait un Camus, en faisant fi de la dimension interne de l’œuvre d’art.
