« J’ai une obsession pour la mémoire » (Feurat Alani, écrivain français d’origine irakienne)

Comment transformer le silence familial en matière romanesque ? Comment romancer sans trahir la vérité ? Feurat Alani, écrivain français d’origine irakienne et journaliste, lauréat  du Prix Le Mans Antoine de Saint-Exupéry, livre avec Le ciel est immense une quête intime autour de son oncle Adel, pilote de chasse irakien disparu durant la Guerres des Six Jours. Entre mémoire fragmentée et grande histoire, il explore les méandres d’une enquête impossible qui devient prétexte à une réflexion sur l’identité irakienne et les blessures transmises de génération en génération.

Vous venez de publier Le ciel est immense aux éditions J.C. Lattès, finaliste de plusieurs prix et lauréat du Prix Le Mans Antoine Saint-Exupéry. Vous avez déclaré à propos de la disparition de votre oncle, fil conducteur de votre livre : « À chaque fois que je posais des questions sur lui, je me heurtais au silence. J’avais affaire à des murs. » Ce silence familial autour de votre oncle Adel est devenu le moteur de votre roman. Comment ce mur s’est-il transformé en matière romanesque?

Un jour, j’ai participé à une émission de recherche russe, Zhdi Menya, qui est l’équivalent de notre « Perdu de vue » présenté à l’époque par Jacques Pradel. Je poursuivais une quête réelle et personnelle et je pensais arriver au bout de cette enquête. Or, j’ai été confronté à l’impossibilité de retrouver les personnes que je recherchais. Au bout du fil, j’ai eu une enquêtrice de l’émission qui m’avait dit à quel point mon histoire était « unique et opaque ». C’est là qu’est née l’envie d’en faire une fiction. Ce mur du réel, solide, épais, est devenu poreux grâce à la littérature.

Vous avez mis « au moins trois mois avant d’accepter l’idée de romancer, d’inventer », avec l’impression de « trahir la vérité ». Qu’est-ce que la phrase de Cocteau — « Le roman est un mensonge qui dit toujours la vérité » — a débloqué en vous ?

Cette phrase m’a autorisé. Quand on pratique le journalisme depuis vingt ans, on a l’habit de la vérité, le souci du détail, l’obsession de l’exactitude des faits rapportés. Je n’arrivais pas en m’en défaire lorsque je suis passé à la fiction. Certainement aussi parce que je traitais d’événements personnels, réels et que j’avais la sensation de trahir ne serait-ce qu’en modifiant un prénom. Mais lorsque j’ai compris que « mentir » dans ce cas précis était aussi dire une vérité, cela m’a complètement séduit.

Votre construction narrative en courts chapitres, avec des allers-retours temporels : était-ce un choix d’écriture dès le départ, ou quelque chose qui s’est imposé naturellement ?

J’ai une obsession pour la mémoire. Et par nature, la mémoire est fragmentée, comme un puzzle incohérent dans lequel il faut trouver une cohérence. Ce n’est pas venu d’entrée, mais un jour j’ai eu un déblocage. J’ai voulu utiliser les étapes d’inscription à l’émission Zhdi Menya comme de petites fenêtres temporelles. C’est venu en plein milieu de l’écriture.

Vous avez pensé à Romain Gary et Saint-Exupéry en construisant le personnage d’Adel. Comment dose-t-on mythe et humanité quand on écrit sur un proche qu’on n’a jamais connu ?

C’est très difficile. Peut-être même la partie la plus difficile que j’ai eue à affronter. Je voulais un juste milieu. Je n’ai pas fait de ce personnage d’Adel, un héros parfait. Il est un être tourmenté par son époque, par sa famille, par la guerre, par le ciel, par l’amour. Donc j’ai certainement transposé des choses de moi en lui, et d’autres en lui. Et c’est toute la beauté de la littérature. Inventer un personnage pour se rapprocher de lui.

Vous utilisez l’image des poupées russes : « Petit à petit tout s’imbrique, ne manque plus que la dernière poupée ». Quelle est cette dernière poupée que vous avez cherchée ?

Cette dernière poupée me suit partout. Elle est peut-être l’élément manquant de tout un chacun. Nous avons tous des secrets, des quêtes, des rêves. La question qui se pose est la suivante : faut-il la retrouver cette poupée manquante ? Ou bien n’est-elle pas un moteur narratif dans une fiction comme dans la vie ?

La guerre des Six Jours de 1967 traverse le roman. En quoi replacer l’histoire de votre oncle dans ce contexte permet-il de mieux comprendre les tensions actuelles au Proche-Orient ?

J’ai toujours le souci de la grande histoire quand je raconte la « petite ». Cet événement de la guerre des six jours est incontournable si on veut comprendre la psyché du « monde arabe » mais aussi du personnage d’Adel, qui est vite dépassé par les enjeux géopolitiques de la région. Je pense qu’il faut toujours apporter plus, toujours plus de nuances dans le simplisme véhiculé autour de grandes questions comme le proche et Moyen-Orient.

Vous affirmez que la jeunesse irakienne née après 2003 « ne veut plus rien avoir à faire avec la guerre ». Que représente cette génération pour vous ?

Elle représente l’espoir d’un Irak perdu. Pas celui de la dictature, mais celui du concept même d’être irakien. C’est quelque chose que le pays a perdu avec la guerre de 2003. Et cette génération née après l’invasion américaine veut se reconstruire, à commencer par sa propre identité.

 

Feurat Alani, Le ciel est immense, Paris, J. C. Lattès, 2025, 272 pages, prix 20.90 €

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