
« L’Europe n’est pas une évidence, c’est une aventure » (Lenka Hornakova-Civade, écrivaine franco-tchèque)
« L’Europe est un minuscule appendice du vaste continent eurasiatique », affirme Lenka Hornakova-Civade, écrivaine franco-tchèque Lauréate du Prix Renaudot des lycéens en 2016, mais elle y croit dur comme fer. Pour elle, sa diversité extraordinaire concentrée sur un si petit territoire constitue à la fois sa plus grande richesse et sa principale vulnérabilité. Dans son livre Moi, Europe, elle donne la parole au continent personnifié, qui s’exprime à la première personne pour interroger son identité, ses métamorphoses et sa survie. Entre grandeur et fragilité, l’Europe qu’elle dépeint n’est jamais une évidence mais une aventure en perpétuelle réinvention, menacée autant par l’indifférence de ses habitants que par ses ennemis extérieurs.
Vous venez de publier un livre Moi, Europe. Vous y donnez la parole à Europe, à la fois femme, déesse et continent, qui s’exprime à la première personne du singulier. L’Europe ne s’est-elle pas suffisamment affirmée jusque-là pour que vous procédiez de cette manière ?
La langue française offre la possibilité de transformer l’Europe en Europe, femme, par un simple geste de suppression de l’article, lui donnant ainsi la possibilité de s’exprimer par sa propre voix. Cette incarnation permet à la fois une discussion très directe, une prise de distance, voire un changement de point de vue et d’observation d’elle-même par elle-même et par nous, les lecteurs.
Ensuite le questionnement est complexe. Comment est-elle perçue par les autres, par nous, ses habitants ? Par ceux qui l’observent de très loin ? Par ceux qui aspirent à en être ? Comment se perçoit-elle elle-même ? Que dit-elle de son potentiel et de ses ambitions, c’est-à-dire de ce à quoi elle aspire et de ce que la réalité est ? Ce sont des choses différentes. Évidemment, elle se métamorphose sans cesse, donc à peine avons-nous l’impression d’avoir une certitude qu’elle évolue déjà et nous échappe.
Vous partez d’un constat pour le moins alarmant : l’Europe n’est pas une évidence. Selon vous, la menace sur la survie de l’Europe est une simple crainte ou une hypothèse sérieuse ?
L’Europe n’est pas une évidence, c’est exactement cela. C’est une incroyable aventure, très longue, riche et en constante évolution, une réinvention permanente. Elle a connu des moments glorieux, mais aussi beaucoup d’autres, beaucoup moins. Mais jamais pour l’éternité, jamais immuable. Le « pour toujours » ne lui correspond pas, il ne répond pas à sa nature, à son essence. Quand elle se laisse bercer par l’illusion d’une stabilité définitive, elle court le grand risque de sa disparition.
« Moi, Europe » de Lenka Hornakova-Civade : Écrire l’Europe à partir d’une question
La question de sa survie doit donc, selon moi, être posée en permanence. Dans son livre Une certaine idée de l’Europe, George Steiner évoque sa mortalité et le fait que nous n’y faisons pas assez attention. Il a raison. Le continent ne disparaîtra pas de si tôt. Mais que dire des valeurs, des principes, de la connaissance de son histoire — bonne, douloureuse, mauvaise, héroïque, cruelle, etc. — et de ses idéaux, ses ambitions, ses rêves ? Nous pouvons la tuer par notre ignorance, notre indifférence, notre arrogance envers elle, et elle peut être tuée par ses ennemis extérieurs. Certains ne cachent pas leur haine.
L’Europe est à la fois une femme, une déesse et un continent dans votre livre, autrement dit une superpuissance, une fragilité et une donnée géographique et historique. Quelles en sont les forces et quelles en sont les fragilités ?
Ses forces et ses fragilités sont pratiquement les mêmes. En premier lieu, sa grandeur, qui est aussi sa « petitesse ». Je m’explique. Nulle part ailleurs on ne trouve autant de diversité sur aussi peu de surface. C’est d’une richesse extraordinaire, mais c’est aussi là que réside sa faiblesse : les divisions sont faciles à créer et les animosités à réveiller. Entretenir et cultiver cette diversité exige la connaissance mutuelle, la générosité et la capacité de se voir en tant qu’entité très diversifiée. Cela demande des efforts. Il faut le vouloir. C’est donc une question de volonté, d’une forte intention, donc une question politique : vouloir vivre ensemble.
Et en même temps, l’Europe est un minuscule appendice du vaste continent eurasiatique. On peut dire la même chose de son histoire, avec les difficultés supplémentaires d’assumer les moments et les passages terribles qu’elle a produits pour ses voisins et en son propre sein. Sa grande force réside dans sa capacité d’invention et de métamorphose. Mais c’est aussi une fragilité. Toute remise en question avant de devenir un moteur puissant est un moment de doute, de vacillement.
Le traité de Westphalie, célébré pendant des siècles comme une immense victoire contre la superpuissance des uns et des autres, plaidait pour la souveraineté des États et la non immixtion de tel pays dans les affaires de tel autre. L’Europe, dans sa configuration actuelle, est la négation totale, dans le fond et dans la forme, des objectifs de ce traité. Quelle lecture en faites-vous ?
La paix de Westphalie fait partie de ses nombreuses métamorphoses européennes, en une entité juridique. C’est la première paix à caractère européen. C’était la réponse à un état de guerre pratiquement permanent sur le continent. Elle permit de gérer les questions religieuses, politiques, économiques. Cette réponse venait justement à l’un des moments où la question de survie se posait, pas nécessairement en ces termes, mais dans la réalité, très concrètement. Le continent à perdu entre un tiers et une moitié de ses habitants. Et de surcroit, une large partie de la population partait vers le Nouveau monde dans l’espoir de créer une nouvelle société, malheureusement au détriment des habitants des mondes découverts. Cette paix a également donné naissance aux nations et, à leur suite, aux nationalismes qui ont provoqué à leur tour les guerres les plus meurtrières jamais connues. L’Europe a de nouveau tenté une métamorphose institutionnelle et conceptuelle pour éviter la réapparition des guerres. Le projet est audacieux et novateur. Et difficile. Et il est déjà vieux. Et donc il va falloir inventer une nouvelle voie. L’Europe est pressée de se réinventer en interne comme en externe.
La montée des populismes d’extrême droite serait-elle une volonté de retour aux traité de Westphalie, sachant qu’il existe une très importante opinion en Europe qui considère que l’Union européenne en tant que bloc transnational est anti-européenne ?
Au moment de la signature, la Paix de Westphalie était une réelle avancée, et la bonne solution. Celle qui convenait, aussi bien à la situation géopolitique qu’à l’esprit de l’époque, ses interrogations et ses nécessités. Ensuite, il y a deux siècles, l’idée des nations et de leur indépendance et développement était très séduisante, nouvelle et enthousiasmante. Fédératrice. On peut parier qu’elle ne sera pas éternelle non plus. Il va falloir trouver autre chose, rassembler autour d’une nouvelle façon de vivre ensemble sans pour autant renier et ostraciser tout ce qui précède.
Vous êtes franco-tchèque et votre pays d’origine n’est toujours pas reconnu comme un pays européen et occidental à part entière, ce que regrette Kundera dans son livre Occident kidnappé. Comment vivez-vous cette situation ?
Il y a quarante ans, Milan Kundera nous mettait en garde contre le hold-up de l’Occident qui se perdait en lui-même, ne comprenait plus ses valeurs et oubliait la moitié de son histoire. Actuellement, l’Europe tout entière ne doit pas se faire voler son histoire ! Il est difficile de penser l’Europe comme un ensemble solidaire et clairement défini, puisque rien n’est définitif, comme évoqué plus haut. Elle est toujours fluctuante et incertaine. Le livre Moi, Europe incite à envisager l’Europe comme un tout, dans sa totalité et son incertitude. Avec son histoire compliquée, ses failles et la nécessité de se recoudre. De se retrouver elle-même. Sans tomber dans un nombrilisme inquiétant, mais pour se tenir debout et avoir les idées claires face au monde. Je ne me sens pas mise à l’écart, mais, au contraire, j’affirme mon appartenance européenne, mon européanité, qui me permet d’être à la fois tchèque et française sans avoir à créer ou à revendiquer de hiérarchies nocives.
Lenka Hornakova-Civade, Moi, Europe-Femme, déesse, continent, Paris, éditions Reconnaissance, 2025, 124 pages, 17 €

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