Mohammed DIB, l’effacement absurde d’un géant

Il existe des pays où les écrivains ont un statut de prophètes. Et si la Russie, l’Allemagne, la République tchèque, le Congo et l’Argentine en font partie, c’est probablement la France qui peut être considérée comme la capitale mondiale des écrivains, tant sont nombreux ceux et celles qui y ont élu domicile. Les uns par admiration pour son histoire, les autres pour fuir une dictature, d’autres encore pour y respirer la liberté ou tout simplement par hasard.

À contrario, il existe des pays où les écrivains sont soit combattus par un refus systémique de leur accorder la liberté nécessaire à l’exercice de leur métier, soit méprisés. Et si des pays comme l’Iran post-khomeyniste, le Soudan, la Corée du Nord, la Chine ou l’Arabie Saoudite peuvent aisément être catalogués comme des nations anti-intellectuelles, l’Algérie n’est pas exclue de cette liste.

En effet, au-delà de la chape de plomb qui a toujours pesé sur les écrivains depuis l’indépendance du pays en 1962 — marquée par l’arrestation de Bachir Hadj Ali, l’assassinat de Jean Sénac, l’ostracisation de Kateb Yacine, la diabolisation de Jean et Taos Amrouche, le silence imposé à Malek Haddad, l’emprisonnement de Rachid Boudjedra, l’assassinat de Tahar Djaout et de Laadi Flici, l’excommunication de Rachid Mimmouni, puis de Boualem Sansal et de Kamel Daoud — on a surtout érigé le mépris en unique mode de communication avec les écrivains.

C’est ainsi qu’un romancier de taille mondiale comme Mohammed Dib a été toute sa vie traité, sinon comme un traître, du moins comme un étranger, y compris dans sa ville de cœur, Tlemcen. Là, en dehors de quelques édifices qui portent sourdement son nom et d’une association qui tente tant bien que mal de faire vivre son héritage, souvent dans des conditions difficiles, il n’a aucune existence officielle.

Aussi choquant que cela puisse paraître, Mohammed Dib, l’enfant prodige de Tlemcen, n’a pas de maison dans sa ville natale, celle où il a passé une bonne partie de sa vie. Oui, Mohammed Dib, l’auteur de La Grande Maison, ce roman immortel dont la majorité des Algériens ont entendu parler grâce à son adaptation cinématographique réalisée par Mustapha Badii, n’avait pas de maison à Tlemcen. Mohammed Dib était sans domicile fixe dans sa propre ville, et c’est M. Bouali, alors directeur du quotidien régional La République, qui, usant de ses connaissances, lui a trouvé un modeste appartement en guise de domicile provisoire. Tout cela, c’est lors de mes innombrables voyages dans cette merveilleuse ville de l’Ouest algérien, qui respire l’histoire et le raffinement à pleins poumons, que je l’ai découvert et, depuis, je ne comprends que trop bien son choix de mourir en exil, dans le silence et l’humilité.

Un musée Mohammed Dib ? L’auteur de Dieu en Barbarie possède un parcours et une œuvre qui mériteraient deux musées — tant dans la littérature que dans la photographie et le journalisme — mais il n’a même pas de demeure où l’on puisse aller retrouver ses traces. Manifestement, son effacement de paysage urbain de la ville n’est qu’un prélude et l’effacement de son héritage. C’est ça, l’Algérie. Elle sait produire des génies, depuis saint Augustin d’Hippone jusqu’à Jean El Mouhoub Amrouche et Mohammed Dib, mais elle sait aussi leur tourner le dos, les effacer. Royalement.

 

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